MÉDECINE ÉVOLUTIONNISTE ET INNOVATRICE PAR PASCAL PICQ

Erasmus Darwin, le grand père de Charles, est le premier à proposer une classification systématique des maladies. Il est aussi un des premiers à s’intéresser à la transformation des espèces. Hélas, depuis un peu plus de deux siècles, la médecine et l’évolution semblent se chercher sans vraiment se retrouver. Aujourd’hui, un courant se dessine avec la « médecine  évolutionniste » avec la publication en 1994 du livre de R.M. Nesse et G.C. William Why we get sick ? The new science of darwnian medecine (Vintage Books). Il y a eu plusieurs colloques aux Etats-Unis et une publication importance par la PNAS en janvier 2010. De quoi s’agit-il ?

 

Il serait erroné de prétendre que la recherche médicale passe à côté des théories de l’évolution. Les travaux de Wolff, Jacob et Monod s’inscrivent dans une problématique très darwinienne et Jacob et Monod ont été des protagonistes  de l’école de biologie darwinienne en France. Une revue comme « Médecine et Sciences » se fait aussi l’écho d’approches évolutionnistes de la médecine et un des meilleurs représentant en France est Jean-Claude Ameisen. Je participe moi-même à un enseignement de master à Bichat. Il existe donc des avancées concrètes dans les domaines de la recherche et de l’enseignement. Mais on est loin d’un mouvement important et qu’en est-il dans le domaine de l’innovation thérapeutique ?

 

Gènes et environnement

Prenons un exemple, celui de la maladie d’Alzheimer. Grâce aux progrès de la médecine, la majorité de la population atteint un âge avancé, surtout sur le plan somatique. Puis on se trouve confronté aux maladies neuro-dégénératives.  Une partie des recherches s’attache à trouver les bases génétiques de ces maladies. Alors pourquoi ces gènes – pour faire simple – n’ont-ils pas été éliminés par la sélection naturelle ? Une réponse simple est que, ces maladies se déclarant tard dans la vie, les individus se reproduisent avant. (Il en va de même pour des gènes qui participent de façon positive aux premières périodes de l’ontogenèse – comme pour la formation des os – mais qui manifestent des inconvénients tard dans la vie, comme pour les maladies cardio-vasculaires.)

 

En quoi une approche évolutionniste ouvre des voix nouvelles ? Plutôt que de mener des recherches fonctionnalistes avec des modèles animaux considérés comme des machines, il devient plus pertinent de regarder si de telles maladies n’existent pas chez des espèces proches (grand singes) et d’autres présentant des caractéristiques de paramètres d’histoire de vie similaires (espèce sociales avec longue espérance de vie). Or, des études récentes montrent que des neurones particuliers (pyramidaux) sont dégradés par Alzheimer chez toutes ces espèces. Chez les grands singes, l’incidence de ces maladies se manifeste aussi dans des contextes sociaux défavorables.

 

De telles observations touchent à l’innovation thérapeutique. Cela signifie que les origines de ces maladies dépendent plus de facteurs environnementaux que de facteurs génétiques (qui sont importants).  En fait, le cerveau est un organe sensible à la richesse des stimuli de l’environnement et plus un individu sera isolé ou dégradé dans ses conditions de vie physiques, sociale et affectives, plus il aura de chance d’être affecté par Alzheimer. Ces observations touchent donc à la prévention et à l’encadrement des soins ; la seule réponse médicamenteuse ne saurait suffire.

 

Coévolution

Longtemps, la médecine a été pensée comme un combat entre les hommes et les agents pathogènes. Cela a permis de se débarrasser de grandes épidémies (ex. la variole ; ou bien l’éradication récente de la peste bovine grâce à la médecine vétérinaire qui constitue un progrès majeur, mais peu salué par les médias, pour la santé des populations humaines.)

 

Seulement, la plupart des maladies, comme la grippe, résulte d’activités humaines. En mettant ensemble des canards, des cochons et des hommes, les virus de la grippe finirent par affecter les hommes. Les différents types de virus grippaux ont des histoires  bien connues et on continue de coévoluer avec eux, ce qu’on appelle la course de la Reine rouge.

 

Si l’histoire évolutionniste des maladies et des hommes est de mieux en mieux connue, il reste surprenant que ses mécanismes ne soient pas intégrés dans les démarches thérapeutiques. On persiste à vouloir de plus en plus éradiquer les maladies et les agents pathogènes, ce qui conduit à l’aberration des maladies nosocomiales.  D’une manière générale, en éliminant des bactéries avec lesquelles nous avons coévolué – et même si elles ont des effets peu désirables – on a libéré des « niches écologiques » pour d’autres agents pathogènes redoutables, non pas en soit, mais parce qu’on n’a aucune histoire épidémiologique avec eux.

 

D’une manière plus générale, on lit de plus en plus de travaux qui évoquent la perte de résistance aux infections ou de diminution de la tolérance pour diverses nourritures, sans oublier les allergies. D’un point de vue évolutionniste, le fait de vouloir éliminer tous les agents pathogènes, c’est aller aussi à l’encontre de millénaires de coévolution. Il n’est pas question de nier les progrès de la sécurité alimentaire, mais de comprendre que, comme pour les maladies nosocomiales, des progrès accomplis dans un domaine font émerger d’autres problèmes, ce qui oblige à repenser les pratiques thérapeutiques.  En médecine comme en sciences, le plus difficile est de sortir d’un modèle qui a fait ses preuves mais qui, ce faisant, a modifié l’environnement ou fait émerger des pathologies ou des problèmes thérapeutiques ayant auparavant peu d’incidence. D’une certaine façon, la médecine évolutionniste nous enseigne qu’il vaut mieux coévoluer avec des maladies que l’on sait soigner que de les éradiquer au risque d’en favoriser d’autres. Voilà qui pose une vraie question stratégique sur l’innovation thérapeutique.

 

Cela peut sembler provocateur au vu des immenses avancées accomplies, mais c’est la situation qui s’ouvre. On retrouve la définition de la santé de l’OMS de 1946 : La sante est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas en l’absence de maladie ou d’infirmité. Actuellement, les thérapies autour du sida ne visent pas à éliminer le virus, mais à le maintenir à un seuil qui réduit ses effets pathogènes. Il en va de même avec certains cancers. Vivre en bonne santé, c’est aussi en contrôlant mieux leurs effets.

 

Toujours à propos de cette définition, cela donne un autre regard sur le vieillissement. Vieillir n’est pas une déchéance, mais un processus que l’on peut maîtriser en étant attentif aux modes de vie. Récemment, on a évoqué l’espérance de vie en bonne santé, différente de l’espérance de vie tout court, ce qui amène à des questions éthiques très sensibles autour de la fin de vie.

 

Une approche pragmatique

Une partie de la recherche en médecine a suivi la bonne méthode cartésienne en allant reconnaître les fondements génétiques des maladies. Seulement les promesses des thérapies géniques se heurtent aux questions complexes de l’épigénétique, l’expression des gènes étant modulée par leur environnement.  De plus en plus d’études, comme sur l’obésité, révèlent des modes de transmission d’informations au-dessus des gènes encore mal compris. S’il ne faut pas renoncer à découvrir les mécanismes moléculaires de maladies, les innovations thérapeutiques attendues doivent prendre en compte les environnements à tous les niveaux.

 

L’approche très cartésienne de la recherche médicale incite à trouver les mécanismes de la maladie depuis le gène jusqu’aux manifestations phénotypiques, de mettre en évidence les chaînes de causalités selon des modèles instructionnistes. A l’opposé, on rencontre les médecines dites alternatives. Elles restent mal appréciées en regard justement de la méthode privilégiée en recherche biomédicale. Seulement notre évolution nous a légué des moyens  « naturels » de nous défendre des agents pathogènes. Quand on parle de l’effet placébo, on comprend cela comme un phénomène peu utile puisqu’on ignore ses mécanismes. Mais il existe aujourd’hui des approches thérapeutiques qui visent à susciter de façon plus ou moins empirique l’effet placébo. Le tout est que ça marche. (On retrouve une même attitude en France avec une psychanalyse dépassée par son obstination de la recherche de la cause profonde plutôt que de faire confiance à d’autres approches qui, si elles ne sont complètement élucidées quant à leurs mécanismes précis, donnent des résultats avérés par les études cliniques.) Notre médecine moderne doit admettre qu’elle ne pourra pas tout maîtriser, non pas en raison de problème de méthodes, mais tout simplement parce qu’elle est confrontée à des organismes issus de centaines de millions d’années de coévolution et, même si ses méthodes ne permettent pas de comprendre les médecines alternatives, pourquoi se priver de leur aide si cela donne des résultats, avant d’en élucider leurs mécanismes en regard des standards de la science.

 

Conclusion

Dans mon livre, Un paléoanthropologue dans l’entreprise, je décris deux types fondamentaux d’innovations : lamarckienne et darwinienne. L’innovation lamarckienne répond à des sollicitations de l’environnement et les chercheurs tendent à trouver des réponses. L’innovation darwinienne fonctionne sur le couple variation/sélection, avec la production de caractères sans augurer de leur nécessité. C’est de cette dernière approche que sont sorties les innovations de ruptures, parfois avec ce qu’on appelle des opportunités inattendues (sérendipidité).

 

Ce qui se dessine aujourd’hui, c’est un tissu d’interactions  complexes entre les gènes et leurs environnements à tous les niveaux.  Mais même si ce qui touche à l’épigénétique remet l’accent sur des informations qui se transmettent au-dessus du gène, il ne faudrait pas retomber dans le simplisme d’un lamarckisme désuet, mais tellement présent dans notre culture. La médecine évolutionniste permet de mieux comprendre les maladies, leurs origines et leurs histoires dans les différentes populations humaines, mais elle permet aussi de proposer de nouvelles compréhensions des relations entre les hommes et leurs maladies. Car en science, on avance en construisant de nouveaux paradigmes rendant plus heuristique des faits déjà connus et, surtout, de proposer de nouvelles voies de recherches pour l’innovation thérapeutique.

 

D’une façon plus générale, et sans nier les apports de la biologie fondamentale, il serait grand temps de comprendre que la plupart des maladies qui affectent l’homme provient de ses activités (agriculture, élevage, villes, pollutions …) et qu’au lieu de fustiger la nature, on serait plus avisé de comprendre ce que nous a légué notre évolution et, surtout, que tous les progrès accomplis s’inscrivent dans une coévolution qui entraîne les innovations thérapeutiques dans une course de la Reine rouge, comme celle connue avec les antibiotiques. C’est la médecine évolutionnsite.

 

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Pour quelques exemples d’une approche évolutionniste de problèmes actuels de santé :
Pascal PICQ, Il était une fois la Paléoanthropologie Odile Jacob 2010.